À la marge de la révolution numérique, inconnu·es du grand public, des bénévoles continuent depuis trente ans d’administrer et de fournir des services internet non lucratifs. Ces associations, parfois très anciennes, cherchent à faire vivre l’utopie organisationnelle qui remonte aux débuts du réseau et les valeurs qui s’y rattachent. Mais qu’est-ce qui pousse encore des bénévoles à défendre cette cause perdue ? Quelle fonction remplit leur engagement ? Comment le situer dans l’évolution d’internet ces trente dernières années ?
Cette thèse propose une analyse sociologique de la « pratique utopique » et des conditions de sa « rémanence » à partir d’une enquête comparée entre la France et l’Allemagne, croisant ethnographie et travail d’archives. Grâce à la perspective de l’analyse configurationnelle empruntée à Norbert Elias, on expliquera comment la capacité conservatrice et adaptative de ce mouvement associatif répond aux frustrations relatives des déçu·es de la révolution numérique, en croisant les niveaux d’analyse structurel, organisationnel et individuel.
La thèse commence par retracer la sociogenèse de l’internet associatif dans les années 1990, entre pratiques pionnières, marginalisation économique et insertion discrète dans les politiques publiques locales de la connexion. C’est dans les années 2000 que l’activité associative s’est « utopisée », sous l’action d’« entrepreneurs d’utopie », à la marge de l’espace du militantisme pour la défense des droits et libertés numériques alors émergent. Ensuite, sur le plan organisationnel, la thèse montre comment les associations de l’internet ont été travaillées de l’intérieur par les vagues successives de bénévoles investissant, en fonction de leurs socialisations propres à internet, un sens de la cause et un modèle d’organisation correspondant. Enfin, sur le plan individuel, grâce à une division du travail utopique permettant d’exercer autrement son métier, l’engagement dans ces associations a comporté des rétributions tant pour les pionniers que pour les bénévoles arrivé·es plus tardivement. Trait d’union entre des socialisations alternatives constituantes du rapport à l’apprentissage, désir d’autonomie, de liberté et de sécurité, les associations créent les conditions d’une utopie individuelle pour ceux, et plus rarement celles, qui parviennent à s’y intégrer, compensant les rapports de force dont ils et elles font par ailleurs l’expérience au travail.
Ainsi, tout en organisant la conservation de pratiques pré-marchandes de collaboration entre pairs, l’internet associatif offre des voies de transformations à ses adeptes, notamment sur le plan du rapport individuel et collectif à l’activité. La comparaison permet de saisir quant à elle les contours d’une utopie internet européenne et ce que la diversité des pratiques utopiques doit aux structures nationales de pouvoir, notamment en matière de régulation du marché des télécommunications. Au-delà d’une perspective normative voyant dans l’utopie en société un facteur de changement univoque ou un système d’idées opposé aux fictions conservatrices, tourné vers une société meilleure, cette thèse entend contribuer à la compréhension sociologique des phénomènes utopiques à partir des logiques pratiques.
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