Centre Maurice Halbwachs

Tenir la route. Hiérarchies et luttes pour la respectabilité chez les chauffeurs routiers

À partir du cas des conducteurs de poids lourds en France, cette thèse interroge les manières dont des travailleurs subalternes fragilisés par la mondialisation redéfinissent, affirment, voire défendent leur valeur sociale et professionnelle. Elle s’appuie, d’une part, sur l’analyse d’enquêtes statistiques nationales et européennes ; d’autre part, sur une enquête ethnographique menée entre 2019 et 2023, combinant des observations du travail et de formations professionnelles avec des entretiens semi-directifs. Ces données sont complétées par des archives ministérielles. La thèse se compose de trois parties et onze chapitres. La première partie retrace la perte de respectabilité de cette profession longtemps perçue comme une aristocratie ouvrière. Les dérégulations nationales et européennes ayant accompagné la libéralisation du transport routier de marchandises ont entraîné une perte d’autonomie professionnelle, une dévaluation symbolique de la mobilité et une mise en concurrence transnationale entre chauffeurs européens et extra-européens. Ces bouleversements nourrissent la montée de nouvelles incertitudes statutaires quant à la capacité du groupe à se reproduire. La deuxième partie interroge les effets de ces transformations sur la cohésion du groupe et les identités professionnelles. À une « noblesse de la route » structurée par une éthique du dévouement au travail, une masculinité virile, des sociabilités collectives et des consommations hédonistes, s’opposent de jeunes chauffeurs plus diplômés, qui définissent leur autonomie et leur respectabilité sur un mode plus individualiste, centré sur la maîtrise de soi et tourné vers la sphère privée. La reconfiguration de cet espace des pratiques de respectabilité s’observe dans les interactions avec les formateurs, les employeurs, les clients et les pairs, où s’exprime un travail quotidien de maintien de la valeur. Les sociabilités professionnelles et extraprofessionnelles qui en découlent reproduisent des hiérarchies de genre, de sexualité, de classe et de race, par lesquelles les chauffeurs routiers préservent les frontières symboliques de leur groupe. Ces recompositions ne sont pas sans conséquences sur les visions du monde social portées par ces professionnels. La dernière partie explore les effets de cette nouvelle quête de respectabilité sur leurs comportements politiques. En dépit d’un taux de syndicalisation comparable à celui d’autres mondes ouvriers, les conducteurs routiers expriment une certaine défiance à l’égard de l’action syndicale et collective, ainsi qu’une sensibilité à des visions conservatrices du monde social. Celles-ci les inclinent soit à une certaine distance vis-à-vis de la politique, soit à une politisation à l’extrême droite. Si le groupe peine parfois à surmonter ses divisions internes, certaines mobilisations, comme celle des Gilets jaunes, sont propices à la réactivation d’identifications collectives, en opposition à l’État. Dans le contexte plus récent de la pandémie de Covid-19, la soudaine dégradation des conditions de travail et la construction du problème public des « travailleurs essentiels » agissent comme révélateur et catalyseur de revendications en respectabilité.

Co-direction

Julie Pagis

Composition du jury

Sophie Bernard, Université Paris-Dauphine, examinatrice
Sylvain Laurens, EHESS, directeur de thèse
Nicky Le Feuvre, Université de Lausanne, rapporteure
Nonna Mayer, Sciences Po, examinatrice
Julian Mischi, Université Paris Dauphine, examinateur
Sylvie Monchatre, Université Lyon 2, rapporteure
Julie Pagis, CNRS, directrice de thèse

Soutenance

22/09/2025

14h00

EHESS, 54 boulevard Raspail, salle A07_37
Posted on 27/02/2024 par Webmaster (last update on 28/07/2025)