La présente recherche s’intéresse à la fabrique des solidarités ouvrières, c’est-à-dire aux moyens par lesquels le mouvement ouvrier parvient, dans certaines situations, à mobiliser une partie de la classe pour en soutenir une autre. C’est ce qui donne lieu à l’émergence temporaire de configurations de solidarité, à chaque fois selon un périmètre et des modalités spécifiques. Il est possible d’éclairer ces processus en s’intéressant aux grèves longues et à leurs enjeux de financement.
Or, ces enjeux semblent justement présenter une particularité notable dans le cas de la France : l’évidente rareté des caisses instituées par les organisations syndicales. Celle-ci tend toutefois à être compensée par la diffusion des caisses et collectes éphémères, ainsi que par l’expérimentation de formules hybrides. Et il s’agit donc de comprendre comment, dans les conditions spécifiques du champ syndical français, une même absence de prise en charge syndicale peut simultanément handicaper la capacité des grèves à durer, mais favoriser la production de solidarités grâce aux flux financiers.
Grâce à la notion de répertoire d’action collective, on peut rapporter ces options stratégiques et tactiques à certains facteurs déterminants : les configurations historiques et syndicales, les pratiques antagonistes du patronat et de l’État, l’articulation entre tradition et innovation militantes. La tension entre diverses modalités de financement des grèves permet d’éclairer plus spécifiquement les dilemmes qui accompagnent inévitablement l’action collective. Enfin, le recours à l’argent et au don peut faire de ceux-ci des vecteurs de solidarité, ce qui soulève toutefois diverses questions relatives à l’interaction entre donateurs et bénéficiaires.
En s’intéressant à la pratique des caisses de grève, la présente recherche porte ainsi sur la construction des solidarités ouvrières en France entre 1830 et 2023 : d’une part, en analysant la spécificité des configurations sociales qui conditionnent ces solidarités ou qui en résultent, et, d’autre part, en explorant les dilemmes stratégiques qu’elles posent aux différents acteurs impliqués (grévistes, organisations syndicales, donateurs, patronat, État). Elle combine pour cela l’exploitation de cinq fonds d’archives (syndicales, patronales, municipales), la réalisation d’entretiens semi-directifs (n = 60), l’observation ethnographique de plusieurs grèves en cours, et l’analyse statistique d’un questionnaire rempli par 10 000 donateurs.
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