Le 1er avril 2015 marque l’aboutissement de la libéralisation de la politique laitière de l’Union Européenne. Depuis 1984, les quotas laitiers régulaient les quantités produites par chaque troupeau de vaches laitières. Première région laitière française, la Bretagne est directement affectée par la transformation du cadre réglementaire communautaire. La thèse propose une anthropologie sociale et politique de la manière dont les éleveurs finistériens ont vécu la transformation des institutions gouvernant leur rapport à l’économie de marché.
Suite à la libéralisation, le secteur connaît une grave « crise de trésorerie » provoquée notamment par une baisse drastique du prix du lait. L’élevage laitier connaît alors d’importantes mutations. Certaines fermes s’agrandissent pendant que de nombreuses autres cessent l’activité laitière. Les éleveurs utilisent l’expression « fuite en avant » afin de désigner la tendance à l’agrandissement des fermes cherchant à compenser la baisse tendancielle de rentabilité par un accroissement des volumes livrés. Dans cette thèse, il s’agit d’appréhender la « fuite en avant » à partir de la relation que les éleveurs entretiennent avec leurs vaches laitières. Ainsi, les éleveurs ne sont jamais considérés hors de leur immersion quotidienne dans une sociabilité interspécifique – le troupeau humain-bovin – construite par les humains et les bovins.
De 2015 à 2020, j’ai suivi les éleveurs au travail, mené des entretiens, rencontré des organismes du milieu agricole. La thèse se fonde sur une ethnographie fine, au long cours, des liens que les éleveurs tissent avec leur environnement social, institutionnel et biophysique. La « fuite en avant » est appréhendée dans sa part sensible (le rapport affectif et perceptuel que les éleveurs entretiennent avec leur monde social humain et bovin) et dans sa dimension institutionnelle (les ensembles stabilisés de normes, de lois et de règles qui gouvernent leurs existences). La recherche propose de comprendre comment des éleveurs qui « aiment » leurs vaches, qui possèdent un goût prononcé et affirmé pour des campagnes vivantes et pour l’ouverture sur un monde vivant non- humain, finissent par être pris par la « fuite en avant ». Dans le même temps, la thèse étudie la façon dont les éleveurs perçoivent et agissent au sein de l’environnement institutionnel qui gouverne leur rapport à l’économie de marché et à l’économie de leurs exploitations.
La « fuite en avant » est ainsi comprise comme le mouvement paradoxal d’éleveurs pris tout à la fois par la sociabilité bovine et par la nécessité d’exister en tant qu’exploitant agricole au sein d’une économie capitaliste libéralisée.
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