La souveraineté est-elle insaisissable ? Le parti pris de cette enquête consiste à suivre les opérations du droit et de la finance qui font de la souveraineté un objet d’investissement, un risque maitrisable et une entité circonscrite et décomposée en un corps commercial, justiciable, et un corps régalien, immun. Dans une première partie, je retrace la généalogie qui fait qu’aux États-Unis, dans le contexte de la guerre froide et de la décolonisation, il est devenu possible et réaliste pour un créancier privé exproprié de poursuivre en justice des souverains étrangers. La restriction progressive de l’immunité souveraine est co-produite par l’administration du département d’État et les organisations du barreau privé. Une loi, le Foreign Sovereign Immunities Act (FSIA), vient en 1976 sécuriser juridiquement les investisseurs étatsunien entrés en transaction avec des États étrangers ou leurs émanations. Alors que la financiarisation colonise les États du monde entier, New York et son droit font figure de « gold standard » et s’imposent comme la référence mondiale des deals et litiges relatifs à la dette publique. Le droit contribue à la force de la place financière new-yorkaise et à son attractivité. La diplomatie économique des États-Unis, main dans la main avec les marchés de capitaux, veille à endiguer toute alternative collective à ce pouvoir juridico-financier, qu’elles émanent des États du Sud global, ou des organisations internationales les plus légitimes, comme le Fonds Monétaire International.
Au début des années 2000, cette infrastructure locale et globale de la justiciabilité souveraine est éprouvée alors que l’Argentine fait défaut sur sa dette. L’État doit affronter des créanciers qui refusent de participer à la restructuration des titres d’emprunt public et mènent une guerre globale face à lui. La montée en puissance de fonds d’investissement privés (hedge funds) procéduriers et jusqu’au-boutistes dans la défense de leur titres de propriété s’adosse au tribunal de district fédéral de New York (le New York Southern District) dont la bureaucratie devient une fonction support des stratégies de poursuite souveraine.
Ce manuscrit traite de la souveraineté à deux niveaux. Il s’agit de comprendre comment les souverainetés dites « périphériques » de l’architecture financière internationale sont construites juridiquement et financièrement par le souverain du « centre ». La souveraineté se négocie dans des contrats d’emprunt et se défend dans les tribunaux des États-Unis où avocats, créanciers et juges partagent des codes juridiques et sociaux de bienséance. Une telle transformation a un coût et ne laisse pas le « centre » inchangé. Faire la genèse de ce devenir en « centre de justice financière du monde » informe aussi sur la nature, controversée, du « juge » lui-même. L’État dominant recompose sa souveraineté en même temps qu’il protège ses investisseurs. Deux agendas complémentaires, et parfois conflictuels, se dessinent quant aux modalités légitimes de construction de la place financière et de l’intérêt général des États-Unis : une finance plateforme, focalisée sur l’accueil et la circulation des capitaux soutenant la domination du dollar, et une ordo-finance, mue par la défense radicale de la sacralité des contrats.
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