Cette thèse analyse les enjeux, les logiques et les modalités de la construction de la décentralisation industrielle comme objet de réforme et d’action publique. La période d’étude s’étend du renouveau des débats à l’aube du XXe siècle jusqu’à l’institutionnalisation de cette action au tournant des années 1950, mobilisant plusieurs fonds d’archives et sources imprimées. Pour suivre les reconfigurations de la « décentralisation industrielle » tout au long d’un demi-siècle, ce terme prend en compte l’ensemble des discours postulant le déplacement de l’industrie (décentralisation, transfert, dispersion…), émis par des acteurs appartenant à différents champs professionnels (hauts fonctionnaires, hommes politiques, urbanistes, ingénieurs, militaires, géographes, économistes…).
Au tournant du XXe siècle, la décentralisation industrielle était pensée en fonction de l’opposition entre villes (notamment Paris) et campagnes, afin de favoriser le retour à la terre et de répondre à la fois à la désertion des campagnes et à la question urbaine. Ces préoccupations anciennes se reformulaient aux marges du champ réformateur, bénéficiant de l’ouverture d’un nouveau répertoire d’action, la réforme urbaine, et de la pratique professionnelle qui a pris corps à sa suite, l’aménagement des villes. La croyance en un possible inversement du mouvement industriel centripète était revivifiée par les progrès des transports et de l’énergie électrique. Les propositions s’organisaient autour de trois approches : l’approche ruraliste situait l’industrie dans la campagne, réduisant la taille des établissements et aspirant à revivifier les petits ateliers ; l’approche régionale visait l’industrialisation soit des zones géographiques particulières, comme les vallées, soit des périmètres plus vastes, dépendants des grandes villes ; enfin, l’approche aménageuse mettait la priorité non pas à la désindustrialisation des grandes villes mais à l’aménagement des zones industrielles dans leurs banlieues.
Au cours des années 1920, la menace de bombardements aériens sur les industries stratégiques pour l’armée française et sur les villes fait de la défense nationale un nouvel enjeu de la décentralisation. Elle a déclenché la première politique, appliquée, au début des années 1930, aux industries aéronautiques puis aux autres industries de guerre, appelées à s’éloigner de la partie Nord-Est de la France et notamment de la région parisienne. Les considérations militaires s’appropriaient les débats antérieurs en matière de décentralisation tout en se greffant à des questions économiques majeures de leur époque, comme la modernisation de la production ou le chômage, et en se confrontant aux aspects pratiques des opérations, comme la disponibilité ou le logement de la main-d’œuvre.
Le réformisme et le dirigisme du gouvernement de Vichy ont donné une nouvelle impulsion à la décentralisation industrielle, portée par les courants modernistes du régime. Son administration de la planification a entrepris, au moyen d’une ample étude, poursuivie après la Libération, de fixer les principes d’une action publique en la matière qui, tout en atténuant les effets de la centralisation, favoriserait la poursuite de l’industrialisation. Cependant, en même temps que ces velléités se heurtaient aux conditions de réalisation de la reconstruction et de la planification économique, la décentralisation industrielle perdait son autonomie pour devenir l’outil privilégié de l’aménagement du territoire, promu, à la fin des années 1940, par le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme.
Cette thèse montre la dynamique historique des réappropriations et des re-sémantisations continuelles opérées par des groupes d’acteurs aux prises avec des questions sociales, économiques ou urbaines. Elle contribue ainsi à la sociologie des rapports entre action publique, champ savant et pratiques professionnelles, mais aussi à l’histoire de la genèse de l’aménagement du territoire.
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