Le séminaire Approches contemporaines de la conversion, animé à l’EHESS par Jean-Philippe Heurtin et Patrick Michel de 2015 à 2019, et dont cet ouvrage est issu, avait pour objectif de s’interroger à nouveaux frais sur cet obscur objet qu’est la conversion. Cette dernière s’appréhende habituellement par référence à un univers religieux dans lequel son inscription semble s’imposer. Cette inscription conditionne sa forme culturelle : la conversion, pensée comme religieuse, organise le phénomène comme un moment de rupture tant instantanée que totale entre un avant et un après. Éprouvée comme un mouvement essentiellement individuel et intime, elle est réputée engager l’être tout entier. Elle se présente comme un mouvement de critique radicale du monde, de la réalité ou de soi-même, et porte avec elle la promesse d’un changement, individuel en premier lieu, puis potentiellement collectif. Les quatre années du séminaire ont permis de montrer que les phénomènes reconnus comme relevant de la « conversion » correspondent, en fait rarement à cette forme.
L’ensemble des contributions de l’ouvrage vient documenter différents aspects de la conversion. Dans la première partie, les contributions de Thibaud Ducloux, Anemona Constantin et Hamza Esmili interrogent l’idée de rupture qu’opèrerait la conversion. L’examen de la dimension processuelle permet d’interroger les formes de continuité qui se dégagent au-delà des apparentes discontinuités. Tant dans les cas des prisonniers (re)convertis à l’islam que dans celui des « fils du peuple » roumain dé-convertis du stalinisme, ou des immigrés se convertissant à la vie pieuse et retrouvant ainsi, par une transformation de la signification de l’immigration, le sens de l’appartenance à la communauté. Ces cas montrent, de façon exemplaire, la manière dont la conversion vient manifester une fidélité biographique et une manière de la maintenir dans un monde de transformations.
Dans la deuxième partie, Marie-Claire Lavabre et Sandrine Lefranc entendent analyser les usages analogiques de la référence conversionniste dans l’ordre du politique. Toutes deux tendent à relativiser la pertinence analytique de la catégorie. Elles explorent toutefois ce qui cherche à se dire politiquement quand on parle de conversion au communisme (ou à l’anticommunisme) ou la paix : rupture avec le passé ; confiance dans l’idéal ; vision téléologique de l’histoire. Mais aussi, et sans doute surtout, projection d’une image de changement radical de l’individu – éventuellement contre toute évidence. De ce point de vue, la sincérité ou l’insincérité devient une question secondaire. C’est ainsi la dimension performative de la référence qui est soulignée et ses effets de conviction : l’emprunt de la forme conversion traduit individuellement le changement que l’on veut voir dans le monde.
La troisième partie s’attache à décrire la conversion comme moment d’une rupture radicale. Les trois contributions de Laurian Laborde, de Nathalie Luca, et de Laurent Bonelli et Fabien Carrié viennent interroger la radicalité du changement en montrant qu’elle a bien plutôt à voir avec une transformation des groupes de références dans lesquelles se déploie la sociabilité des convertis. Elle a aussi à voir avec la totalité dans laquelle les convertis viennent inscrire leur nouvelle expérience et leur croyance. Il s’agit effectivement de groupe d’attestation où un sens commun trouve à s’exprimer : c’est le cas des « convertis » au développement personnel étudié par L. Laborde, mais aussi, celui des « convertis » au djihadisme chez L. Bonelli et F. Carrié. Cette totalité peut être aussi l’entreprise elle-même où les start-uppers investissent leur vocation. La croyance devient inséparable de cette totalité et son partage est la participation même au groupe – de sorte que le départ, le détachement du groupe, est vécu comme une trahison.
La quatrième et dernière partie interroge la dimension consumériste de la conversion. Fabienne Samson, Laurence Ossipow et Adam Possamai remarquent que les conversions, aussi diverses qu’en soient leurs motivations, n’en restent pas moins souvent faites d’aller et retour, de conversion/dé-conversion/reconversion : bref, d’« altérations multiples ou en série ». Qu’il s’agisse de religion ou simplement de style de vie, les « conversions » s’inscrivent dans une pluralité d’offres dans lesquelles les individus viennent puiser, en sélectionnant des aspects qu’ils entendent retenir, et en délaissant d’autres, en taillant en quelque sorte à leur mesure et à leur besoin leur demande de biens de salut. Religions de consommation pour lesquels la rhétorique de la conversion devient indispensable comme un gage de « sérieux » – nonobstant la difficulté à maintenir les individus dans leur croyance.