Que faire de l’enfance lorsque le contrôle migratoire se durcit ? La frontière repose sur le mythe d’une violence qui saurait cibler sa frappe. Pourtant, les plus jeunes aussi bravent les dispositifs sécuritaires pensés par et contre des adultes. Et lorsque les contours de l’âge deviennent incertains, en l’absence de documents d’identité ou par la mise en doute de leur authenticité, c’est tout un édifice moral, juridique et bureaucratique qui vacille : comment encore protéger l’enfance lorsque sa définition ne va plus de soi ? Alors que la catégorie administrative des « Mineurs Non Accompagnés » (MNA) est peu à peu devenue le seul langage disponible pour penser ces présences juvéniles entre les frontières des États, cette thèse de sociologie explore le souci de l’enfance à la lumière d’un cas contesté de l’âge pour interroger le tri social de l’enfance, par lequel le jugement de l’âge apparaîtrait non seulement socialement légitime mais également moralement nécessaire. Elle propose ainsi de placer l’âge et les rapports d’âge au cœur de l’analyse de la frontière et des rapports sociaux et d’explorer à hauteur juvénile les parcours entre le Maroc, l’Espagne et la France. L’enquête ethnographique repose sur la rencontre de jeunes garçons en-dehors des murs des institutions, afin d’établir des relations sur le temps long et de se tenir au plus près du sens qu’ils accordent à leurs expériences, plutôt que d’y plaquer une vérité universelle de l’enfance. Le matériau empirique recueilli entre 2020 et 2025 mêle des observations dans des espaces pratiqués par les jeunes (frontières, campements, rue, dispositifs assistanciels et foyers de l’enfance) et des entretiens menés avec eux et avec des adultes qui se mobilisent auprès d’eux depuis le travail social, humanitaire et militant. En faisant dialoguer une sociologie des aspirations, des lectures enfantines de l’ordre social et de la prise en charge familiale des dépendances, elle éclaire d’abord les départs en interrogeant pourquoi les plus jeunes peuvent, eux aussi, décider de quitter leurs pays, souvent dans le secret de leurs proches. Elle propose ensuite de comprendre les expériences vécues en s’intéressant aux effets intimes de la protection de l’enfance et du contrôle migratoire et en analysant comment les plus jeunes élaborent des tactiques précaires et créatives pour négocier leur survie dans l’incertitude. Prendre pour point de départ le Maroc permet de tenir ensemble des expériences cloisonnées dans la littérature scientifique : celles du hrig et de l’aventure. En portant le regard vers les jeunes originaires du Maroc (le hrig renvoyant en arabe au fait de « brûler » et par extension de « brûler » les frontières) et vers les jeunes originaires de pays d’Afrique de l’Ouest et centrale, qui eux sont sortis « en aventure » et doivent passer par le Maroc avant d’atteindre le continent européen, cette thèse permet de lever le voile sur les manières dont les parcours juvéniles peuvent se désolidariser, entre institutionnalisation des parcours et relégation dans les marges de l’État social. Elle met en relief la construction racialisée d’une figure subsaharienne de l’invasion migratoire et de la docilité qui s’oppose à une figure maghrébine de la dangerosité et de la rébellion et en analyse les effets sur les parcours juvéniles entre les trois pays. À partir d’une sociologie de la race, des masculinités et des rapports d’âge, cette thèse explore ainsi les mondes contrastés du hrig et de l’aventure, les tactiques juvéniles pour arracher une mobilité empêchée, les clairs-obscurs de la protection rapprochée et les conséquences biographiques des logiques institutionnelles qui façonnent un traitement différentiel des vies au nom de l’enfance. Cette thèse montre ainsi comment les frontières européennes se déploient aussi par une frontière de l’âge et explore ce qu’elle révèle, en creux, de nos façons de penser l’ordonnancement chronologique de la sollicitude, de la dépendance et du soin.
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