Jean-Paul Grémy, Professeur honoraire, Paris 5, membre associé du CMH.
L’expression « sondages clandestins » est évidemment une contradiction dans les termes : comment peut-on sonder l’opinion à l’insu des sondés eux-mêmes ? Pourtant, au pire moment de l’Occupation, un résistant, Max Barioux, a créé et animé le Service de sondages et statistiques (SSS), qui a réalisé, en pleine clandestinité, plusieurs enquêtes d’opinion sur des sujets « brûlants ». Il n’existe pas, à notre connaissance, d’expérience analogue à celle de Max Barioux. Certes, au cours de la Seconde Guerre mondiale, le Norvégien Lief Holbaek-Hanssen, agent de renseignement du US Office of Strategic Services, « a fondé un institut appelé Fakta afin d’avoir un prétexte pour circuler à travers la Norvège et récolter des informations. D’innocentes questions sur les habitudes ou les attentes des consommateurs fournissaient le cadre dans lequel d’importantes informations plus cruciales pour les Alliés étaient recueillies » (Wilson 1957, p. 175). Mais si ces enquêtes étaient effectivement réalisées pour le compte de la résistance norvégienne et de ses alliés, il s’agissait d’enquêtes officielles, effectuées au grand jour, dont seules quelques questions étaient effectivement « clandestines » (ainsi que l’usage qui était fait ensuite des réponses à ces questions).
En outre, les résultats des enquêtes de Max Barioux sont restés semi-clandestins pendant plusieurs décennies, au point qu’on a pu les croire définitivement perdus.
En fait, Max Barioux avait pris la précaution, dès la libération de Paris, de procéder à une réédition de l’ensemble de ces résultats ; et il avait ultérieurement transmis au Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale (CHDGM) un certain nombre de documents sur la naissance et le fonctionnement du SSS, documents qui ont ensuite été déposés aux Archives nationales. Nous verrons (au § 3.1.) pourquoi ces sources n’ont pas été exploitées plus tôt.
La première partie de cette présentation esquisse un bref rappel historique et décrit ensuite la création du SSS à partir des témoignages de ses principaux acteurs ; la seconde partie présente l’essentiel des résultats de ces enquêtes clandestines ; la troisième partie s’intéresse de plus près au fonctionnement du SSS ; la quatrième partie enfin aborde quelques problèmes qui mériteraient de faire l’objet de recherches ultérieures (dont, au § 4.3., la biographie de Max Barioux, encore très mal connue), et conclut sur le rôle controversé que ces sondages ont pu jouer dans l’action de la Résistance 1 .