journalArticle Les Cahiers de l'éducation permanente 42 Bidet Alexandra Vatin François Le débat sur la souffrance laisse dans l'ombre le travail **Entretien avec Alexandra Bidet (Chargee de recherche en sociologie au CNRS) et François Vatin (Professeur de sociologie a l'Universite Paris Ouest-Nanterre-La Defense)** **Comment expliquez-vous que l'on parle tant aujourd'hui des nouvelles souffrances au travail _place_holder;? On entend les mots _place_holder;: harcelement, stress, burn-out, devalorisation, demotivation, non-reconnaissance, epuisement mental et physique, concurrence, competition, faire du chiffre, rendement, production, etc.  _place_holder;Le monde du travail _place_holder; serait-il devenu impitoyable ? ** Nous ne le croyons pas. Les societes europeennes, la française en particulier, sont actuellement sujettes a des angoisses societales, liees a la perte de la position relative de nos pays dans la concurrence mondiale, a la peur du chomage et de l'appauvrissement qui l'accompagne, a des inquietudes, fondees, sur les retraites qui pourront etre servies, sur le destin social de ses enfants, etc. Il est certain que ces bouleversements de l'equilibre geoeconomique du monde a des effets consequents sur la vie des entreprises et meme de la fonction publique. Mais l'inquietude est beaucoup plus generale et le « _place_holder;travail _place_holder;», au sens strict, apparait plutot comme un « _place_holder;bouc emissaire _place_holder;» face a cette perte de confiance dans l'avenir. En fait, avec la thematique des « _place_holder;risques psycho- sociaux _place_holder;», on a transfere dans un domaine « _place_holder;moral _place_holder;» (psycho-social), un modele epistemologique forge par les epidemiologistes pour penser les effets deleteres des conditions materielles de travail. Prenons l'exemple des cancers professionnels. Ils ne sont pas differents par nature de cancers contractes pour d'autres causes. On peut avoir ete en contact prolonge avec une substance cancerigene dans l'espace domestique. Seulement, s'il est prouve que cette substance etait presente sur le lieu de travail et pas dans les autres espaces que frequentait la personne et, de plus, si des maladies similaires sont observees de façon statistiquement significatives chez les personnes qui ont partage cet espace de travail, alors, il est legitime d'imputer le cancer aux conditions de travail. C'est ainsi que les « _place_holder;maladies professionnelles _place_holder;» ont ete identifiees, non, souvent, sans polemiques et conflits, comme le montre notamment l'affaire de l'amiante, en raison des enjeux financiers afferents. Ce que l'on vient de dire pour des substances toxiques peut aussi s'appliquer a des postures imposees qui deforment le corps, a des horaires qui desorganisent le rythme circadien, etc. En revanche, il ne parait pas fonde de transposer un tel modele a ce que l'on appelle aujourd'hui les « _place_holder;risques psycho-sociaux _place_holder;», dans l'idee que l'on serait passe d'une souffrance _physique_ au travail a une souffrance _morale_ au travail. D'abord, croit-on que nos predecesseurs souffraient moins psychiquement que nous, dans l'espace du travail, parce que celui-ci etait physiquement plus penible _place_holder;? Pense-t-on que les relations sociales au travail etaient plus « _place_holder;douces _place_holder;» hier qu'aujourd'hui. De nombreux temoignages l'infirment. Ensuite, comment pourrait-on isoler, dans le vecu psychique d'une personne, les tensions relationnelles ressenties dans l'espace professionnel (avec sa hierarchie, ses pairs, ses subordonnes), des tensions relationnelles ressenties dans les autres spheres de la vie sociale (familiale, de voisinage, d'amitie, etc.). En tentant de construire des imputations directes (conditions morale du travail a souffrance au travail), on fait un contresens sur la notion meme de travail, en faisant comme si on pouvait evincer cette modalite de l'existence du champ de la vie ordinaire, de ses plaisirs et de ses deplaisirs. Pour comprendre la façon dont le « _place_holder;travail _place_holder;» est vecu, au sens de l'acception ordinaire, polysemique de cette notion, il faut distinguer au moins trois dimensions _place_holder;: - _place_holder; _place_holder; _place_holder; _place_holder; _place_holder; _place_holder; _place_holder; D'abord, ce qui definit en propre le travail _place_holder;: sa dimension productive. Celle-ci est plutot moralement stabilisatrice car elle nous amene a nous sentir utiles, et a nous associer a d'autres pour mener a bien une activite. C'est ce que l'on entend generalement par l'idee d'un « _place_holder;accomplissement de soi _place_holder;» dans le travail. - _place_holder; _place_holder; _place_holder; _place_holder; _place_holder; _place_holder; _place_holder; Ensuite, il y a le niveau de l'institution salariale, qui est aujourd'hui le cadre dominant d'exercice du travail. On pense souvent que cette institution est pas nature oppressante, car elle repose sur un principe de subordination. C'est vrai, mais les choses sont plus compliquees, car la sociologie a montre de longue date le caractere stabilisateur de la « _place_holder;contrainte _place_holder;», des lors qu'elle est « _place_holder;incorporee _place_holder;», en ce qu'elle a une vertu socialisatrice. De meme que les personnes mariees se suicident moins frequemment que les celibataires, les salaries se suicident moins que les independants et, notamment les agriculteurs, _a fortiori_ les chomeurs. Dans ce type de configuration sociale, on est a la fois « _place_holder;plus libre _place_holder;» et « _place_holder;moins protege _place_holder;». - _place_holder; _place_holder; _place_holder; _place_holder; _place_holder; _place_holder; _place_holder; Enfin, le troisieme niveau est celui de la vie quotidienne de travail. Une partie importante de la vie sociale se passe « _place_holder;au travail _place_holder;», c'est-a-dire, pour la plupart, dans l'espace et le temps couverts par la relation salariale (de meme qu'elle se passe a l'ecole ou dans d'autres institutions de formation pour les plus jeunes). On y entretient des echanges sociaux, certains directement liees a l'activite productive, d'autres independants de celle-ci. Ces relations - leurs bonheurs et leurs malheurs - ne different pas forcement de celles qui ont cours dans d'autres spheres de la vie sociale. Ces dernieres peuvent aussi presenter des dimensions amicales, des dimensions hierarchiques fortes, de la violence, etc. Pourquoi des lors se focaliser sur le seul espace de travail pour aborder les souffrances morales contemporaines _place_holder;? N'est-ce pas que l'on voudrait que l'espace professionnel soit totalement exempt des tensions interpersonnelles qui sont consubstantielles a toute vie sociale. D'une certaine maniere, l'espace du travail est effectivement plus protege. D'abord, en raison du caractere moralement stabilisateur de l'activite productive _place_holder;; ensuite, en raison des regles contraignantes qui dominent le rapport salarial. On se tue beaucoup moins entre collegues qu'en famille ou entre voisins _place_holder;! De meme, le suicide s'explique plus par les variables socio-demographiques classiques (age, sexe, statut matrimonial) que par des variables professionnelles. **Comment analysez-vous les tensions entre les travailleurs dans le monde associatif, entrepreneurial, patronal, commercial, universitaire, judiciaire, enseignant _place_holder; etc. _place_holder;? La hierarchie peut-elle etre une des causes volontaires ou inconscientes de celles-ci ?** La confrontationentre ces differents espaces peut montrer qu'il n'est pas evident que l'affaiblissement de la structuration hierarchique rende la vie sociale plus apaisee. A certains egards, au contraire, la hierarchie protege. On observe ainsi souvent les violences psychologiques ou symboliques les plus fortes dans des univers peu hierarchises, comme les associations ou le monde universitaire. Chacun doit en effet y lutter en permanence pour defendre sa position et son espace d'activite, sans cesse remis en cause. Meme dans le cadre salarial classique, on oublie parfois que la violence se joue autant entre pairs que dans la relation hierarchique. **Pour vous, on aurait tendance un peu trop vite a tout concentrer sur les difficultes de vivre les experiences du travail _place_holder;? En clair crie-t-on trop facilement au loup _place_holder;? ** Au niveau des salaries, ce developpement d'un registre du « _place_holder;mal etre _place_holder;» doit etre mis en regard du contexte actuel d'affaiblissement de la mobilisation collective, qui tend a rendre plus individuelles les manifestations d'insatisfaction, qui se formulent alors sur le registre de la « _place_holder;sante au travail _place_holder;». Alors que les pertes de journees de travail pour faits de greve n'ont cesse de diminuer, on observe une augmentation des pertes de journees de travail pour maladie. Pour parler dans les termes d'Alfred Hirschman l'_exit_ individuel (le retrait) remplace la _voice_ (la parole publique). Ensuite, il est certain qu'un veritable marche s'est constitue autour de la prevention et de la gestion du « _place_holder;mal etre _place_holder;» au travail _place_holder;: pour les consultants, les avocats, les medecins du travail, les psychologues, c'est une grande source d'activite. Et cela contribue en retour a l'audience publique de cette question, a tel point que l'on tend a ne plus parler du travail sur la scene publique qu'en sacrifiant a un registre miserabiliste ou doloriste, qui ne rend pas justice a l'activite quotidienne de chacun. On reconnait ainsi plus volontiers son voisin que soi-meme. La sociologie elle-meme ne s'est pour jamais vraiment interessee aux formes d'experience heureuses du travail. On se trouve ainsi face a un enorme hiatus entre des enquetes quantitatives, qui montrent en France un rapport plutot positif au travail, et des enquetes qualitatives qui delaissent largement l'analyse et la comprehension de ces experiences, comme si les contours de ce que nous apprecions au travail, de ce que nous considerons comme du « _place_holder;vrai boulot _place_holder;», de ce que nous souhaitons y developper etaient deja connus, et ne demandaient pas a etre explorees collectivement - a partir precisement des experiences et des moments de felicite. Enfin, le registre du mal etre temoigne aussi de la difficulte croissante a parler du contenu du travail et de ses transformations, de ce qui s'y fabrique, a une epoque ou la financiarisation de l'economie et l'hegemonie d'une economie de rente detournent l'attention du travail reel et de son role central dans la creation de valeur economique. Elles nous proposent comme ideal la garantie d'un revenu libere du travail, donc la perspective d'un monde de rentiers, dont on ne sait pas s'ils supporteraient l'experience de leur inutilite, ni comment ils feraient societe.  _place_holder; **Pour en savoir plus _place_holder;:** A. Bidet, _L'engagement dans le travail. Qu'est-ce que le vrai boulot _place_holder;?, _Paris, PUF, 2011. F. Vatin, « _place_holder;La question du 'suicide de travail' _place_holder;», _Commentaire, _n°134, 2011. F. Vatin, _Le travail et ses valeurs_, Paris, Albin Michel, 2008. F. Vatin, _L'esperance-monde. Essais sur l'idee de progres a l'heure de la mondialisation_, Paris, Albin Michel, 2012. _ _place_holder;_ ER - End of Reference 162-166 2013